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En quelques mots...

Quelques mots ou plutôt quelques termes qu'à force de lire, de ruminer, puis de mettre en corps sont devenus des concepts primordiaux de la fabrique d'une ethno-chorégraphie. La plupart sont issus de lectures inspirantes, de partages conceptuels, d'expérimentations vécues... Et tous sont des outils qui ont nourri les pensées en acte de ce projet.

APPÂT DU SENTIR (ou "appât pour le sentir"):

« L’appât du sentir est cet état de trouble et d’indétermination où les choses et les faits défilent devant soi » (Benmaklouf, 2023). Issue de la pensée du philosophe pragmatiste Whitehead, cette notion fait référence à des techniques largement employées par les danseurs et chorégraphes pour produire des gestes originaux. Il s'agit de travailler à leurrer ses perceptions, les décloisonner de leur logique traditionnelle pour en extraire des choses inédites. C'est par exemple le fait d'imaginer un pinceau de calligraphie au bout des yeux. Sorte de "simulation incarnée" (Bouvier, 2022), ces émulations sont la base du travail chorégraphique car agissant sur des imaginaires sensori-moteurs et ce faisant, mettent à l'épreuve et en intrigue nos modes traditionnels de penser et agir en gestes. Ainsi, la consigne de regarder avec ses pieds devient un appât du sentir car provoquant un état de trouble de nos manières de percevoir. Ces mises en intrigue perceptive viennent bouleverser les choses, permettant de nouveaux apprentissages. Par ces leurres sensoriels, de nouvelles dimensions de négociation, de relations entre les choses et les êtres émergent, fertiles pour penser des communs possibles. Ces appâts du sentir ont été des leitmotivs pour façonner les ateliers de travail de Transitions Sensibles, mettant en intrigue les gestes de métiers.


CORPOREITE:

Pour rompre avec la notion très enfermante et occidentale de "corps" comme "réalité objective, comme être en soi et pour soi", le philosophe Michel Bernard conçoit le terme de corporéité pour saisir le corps depuis le travail des sensations qui s'y joue, pour l'ancrer dans une perspective de corps sentant, vécu, expressif. « De la corporéité comme "anticorps" ou de la subversion esthétique de la catégorie traditionnelle de "corps"» (Bernard, 2002). S'inspirant de la phénoménologie, de l'esthétique, Bernard propose la notion de corporéité comme l'entrelacs des trames physiologiques et psychiques de la sensorialité dans un processus créateur de "fiction", car les chiasmes sensoriels qui nous agitent et nous agissent, qui nous façonnent à chaque instant sont mus par un élan créateur, comme le dit Bergson. Car "nos sensations ne se contentent pas de s'entrerépondre ou de résonner les unes sur ou dans les autres, mais elles tissent entre elles une texture corporelle fictive, mobile, instable qui habite et double notre corporéité apparente" (Ibid.). 


DEMEURES NOMADES:

Cette formule poétique d’Hubert Godard, danseur, chercheur et somaticien, désigne les parties du corps que l’on doit isoler pour pouvoir s’articuler. Prendre conscience de ces parties isolées permet de mieux percevoir la manière dont nous nous mouvons ou dont nous pourrions nous mouvoir autrement. « La première image du corps est l’intégrité d’un territoire; or pour faire un geste, il faut qu’il y ait une première scission : habiter son tronc pour lancer son bras dans le monde. Se séparer pour conjurer la peur du démembrement. Naviguer à l’intérieur de son propre territoire. Se situer dans son tronc pour offrir ses membres » (Bouvier, 2013, Vidéo2). Notre corps recèle de demeures que nous ne connaissons pas car nous ne les activons pas. Elles deviennent pourtant des possibles dans nos gestes. Elles apparaissent lorsque nous laissons une partie de notre corps être prise en charge par un autre. Par exemple lorsqu’une personne actionne notre bras, celui-ci nous devient externe, partie autonome et indépendante. Prendre conscience de cette capacité à pouvoir ainsi se déterritorialiser, permet aussi de décentrer notre attention.


MIMISME / MIMÉTISME:

« Mimesis. Au-delà des techniques d’apprentissage formelles (explication-correction, mimétisme, répétition), l’intelligence du corps, notre connaissance, se façonne sur l’acte de mimer. « Nous ne connaissons personne ni chose avant que le corps en prenne la forme, l’apparence, le mouvement, l’habitus, avant qu’il entre en danse avec son allure » (Serres, 2013). Dans la danse, la mimesis en action est mimisme plutôt que mimétisme comme le distinguait Lecoq car ce n’est pas seulement « représentation de la forme, mais recherche de la dynamique interne du sens » (Lecoq, 1997).  Reproduire un  état de corps, saisir et exprimer l’essence même de la chose mimée. Il s’agit alors de faire corps avec, com-prendre. Cette mimesis suppose l’empathie. Mais une empathie kinesthésique. Neurones miroirs en action et logique quantique de nos corps qui perçoivent les flux d’énergie. L’empathie du geste vu, mimé puis recréé dans son corps propre, au gré de la rencontre avec de nouveaux environnements, lourd de ses souvenirs, de ses partitions, léger de son inspiration à chaque instant... Ce n’est pas le mouvement cinétique, le parcours, mais bien le geste, la dynamique, l’expression qui est imprimé, imprégné, incorporé» (Baudin, 2024 :24).


MOUVEMENTEMENTS:

Dans son livre éponyme, la danseuse et philosophe, Emma Bigé emprunte le concept de mouvementement développé par Jean Clam (2012) pour désigner les mouvements primordiaux et basaux (ceux de la respiration par exemple), mouvements qui nous agitent et nous animent depuis la naissance pour faire corps dans ou avec le monde. C’est donc un mouvement « qui ne déplace pas », mais un mouvement « animant ». Emma Bigé amène ce concept à un niveau social et politique : « Une proposition de mouvementements est qu’apprendre à sentir les mouvements en nous qui ne sont pas de nous, ces mouvements que nous contenons mais qui nous débordent, c’est se rendre capable d’entrer dans des choréopolitiques plus-qu’humaines dont nous avons urgemment besoin (...). » (Bigé, 2023 : 208).


PETITE DANSE:

Pratique développée par le chorégraphe, improvisateur, Steve Paxton en 1967, à la fois comme une sorte de méditation immobile-debout, comme un geste radical: ne-pas-bouger (Bigé, 2023) "puis observer ce qui reste de mouvements, en moi et autour de moi, quand je m'immobilise". Ainsi, debout, les deux pieds bien plantés dans le sol, il s'agit d’observe la symphonie des micro-mouvements qui maintiennent son corps dans la posture érigée. Observer les ajustements, les négociations qui se jouent dans le maintien de la posture, dans la résistance aux forces physiques naturelles de l'attraction terrestre. Un rapport à la gravité qui se joue, une observation interne dans ce rapport que nous avons en commun, la gravité. Par là même on devient spectateur de ces propres ajustements, spectateurs de cette petite danse qui se joue dans le rien faire.


VOIE MOYENNE:

Issue du concept phénoménologique de Merleau Ponty sur notre capacité sensorielle à la réversibilité (je touche en même temps que je suis touché), l'attitude de la "voie moyenne" est l'attitude dans laquelle se positionnent les danseurs à travers les échauffements somatiques, les plaçant dans une médialité entre agissant et agi, actif et passif. Une forme de "passactivité" (Bouvier, 2022) condition indispensable pour s'établir dans un corps poreux, sensible.



© Conception Site & Photographies

par Carole Baudin, 2023.

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